• Une étrange réforme dans un contexte nettement morose - 20/01/2023

    Après la crise sanitaire, on pouvait croire à un électrochoc qui allait traverser la conscience collective. Après cette période lourde pour beaucoup d'entre nous, il fallait croire à des  politiques publiques en capacité de réinventer notre société vers le progrès humain :

    -  une contribution financière plus forte des couches les plus aisées de la population pour limiter les effets de la crise sur l'activité économique et pour s'assurer qu'il y ait une réduction significative des inégalités ;

    -  un meilleur accès à l'éducation, l'emploi et à la formation pour les jeunes et les étudiants qui ont subit la dureté des confinements ;

    -  un pouvoir d’achat plus élevé pour les classes populaires qui ont vécu cette crise comme une peine supplémentaire à la précarité en plus, parfois, de la promiscuité subie en période de confinement ;

    -  des services publics efficaces dotés de moyens humains et financiers en cessant notamment la politique de rationalisation des dépenses publiques qui a dévitalisé notre modèle social et détruit des vocations ;

    -  une prise en compte de toutes les formes de violence et de discrimination qui subsistent partout dans la sphère privée et publique;

    -  une prise en considération des phénomènes climatiques qui inquiètent les nouvelles générations qui veulent, elles, un changement de cap politique où la croissance ne serait plus vu comme un productivisme nocif qui détruit la planète mais comme un outil de cohésion sociale qui profite à tous.

    Cette crise sanitaire pouvait donc encourager les gouvernements du monde entier à changer de vision idéologique, moins orientée vers le néo-libéralisme. Malgré la diversité - devenue divergence - culturelle, économique et politique de l'Union européenne, les 27 Etats pouvaient exceptionnellement changer les règles financiers et budgétaires en encourageant des politiques sociales suffisamment puissantes pour rapprocher les élites avec les plus de 500 millions d'Européens.

    A titre d'exemple, une révision des traités autour des règles entourant la dette et les déficits pouvait être une solution viable sur le long terme, en redonnant aux Etats des marges souveraines suffisamment grandes pour réorganiser leurs propres finances publiques, en cohérence avec les défis du 21ème siècle. A l'ère des bouleversements technologiques, industriels et écologiques, qui peut croire que les critères de convergence issus des traités européens peuvent être en adéquation avec ces mêmes bouleversements ? Sans compter que c'est le ministre de l'Economie et des Finances en personne, Bruno Le Maire, qui le disait en avril 2021 :

    " Ça avait du sens quand vous aviez des Etats qui étaient à 50%, d'autres à 60% de dette publique par rapport à leur richesse nationale (...) A partir du moment où les niveaux de dette représentent des écarts de 100 points au sein de la zone euro (…) ce critère de 60% est dépassé "  (1)

    Malheureusement, cette prise de conscience n'a jamais eu lieu : nous devons continuer à payer une dette irremboursable, et à travailler davantage pour retrouver une croissance à long terme [illusoire] comme si les conséquences du coronavirus ne nous poussaient pas à changer de paradigme.

    En France, cela se caractérise par un jusqu'au-boutisme du pouvoir exécutif sur sa réforme des retraites rendant le monde post-coronavirus très illusoire par ses promesses de « retour des jours heureux » pour reprendre la formule du président Macron en avril 2021. Neuf syndicats vont manifester ensemble contre la nouvelle réforme des retraites, chose qui s'est pas produite depuis 2010.

    Cette réforme vise à instaurer deux années supplémentaires de travail en portant l'âge légal de départ à 64 ans au lieu de 62 ans, avec 43 annuités et plusieurs trimestres supplémentaires que les actifs devront obligatoirement effectuer pour s'assurer d'une retraite à taux plein pour eux-mêmes et pour les autres travailleurs.

    Une réforme peu compréhensible dans un contexte de crises multiples

    Place de la République à Paris, le 19 janvier 2023, lieu de départ de la manifestation contre la réforme des retraites (ALAIN JOCARD / AFP) 

    Si l’on s’en tient strictement à l'âge de départ à 64 ans, des jeunes qui commenceront à travailler à 27 ans partiront à la retraite à 67 ans puisque cet âge est celui d’une retraite à taux plein automatique. Partir avant 67 ans ne permettra pas à ces jeunes de percevoir des pensions pleines, fixées à 1 200€ - dont on doute de la somme exacte en net et de qui la touchera véritablement - puisqu'ils n'auront pas cotisé 43 annuités. Et si l’on s’en tient strictement à une cotisation pleine de 43 ans, partir avant cette durée de cotisation ne permettra plus aux personnes nées après 1961 d’avoir des crédits ouverts de droit à la retraite… 

    La colère qui existe aujourd'hui est symptomatique d'une crise de la représentativité avec un gouvernement qui ne semble pas mesurer l'impact de ce projet dans un contexte largement morose. Il est donc logique que les derniers sondages (2)(3) évoquent un rejet puissant de la réforme qui bouleverse nos modes de vie : la retraite est sacrée, et personne ne devrait y toucher.

    Sur ce sujet, malgré une prédominance des syndicats qui sont le réceptacle de ce qu’il se passe dans le monde professionnel, le gouvernement ne semble pas mesurer non plus ce qu'il se passe sur le terrain : ce n'est pas aux travailleurs de se sacrifier alors que la France traverse une grande crise du travail (= manque de vocation, perte de sens, fatigue, démission, tension dirigeant-salarié, inadéquation offre-demande…) mais au système économique de se résorber.

    L'idéal commun serait de demander aux contribuables les plus aisés de combler les déficits de la Sécurité sociale en question, proposition émise chez les spécialistes financiers les plus influentes comme Thomas Piketty (4) ou Jacques Attali (5), ce dernier jugeant la réforme « mal faite et injuste ».

    L’incongruité de cette réforme peut aussi se traduire par ces différentes problématiques :

    • Comment concevoir une telle réforme quand nous peinons à résorber le chômage des jeunes qui peinent à débuter une carrière ? et le chômage des seniors en fin de carrière qui peinent à se réinsérer puisqu'ils "coûtent chers" aux employeurs ?
    • Comment accompagner les actifs jusqu'à 64 ans percevant moins de 1 400 € net par mois, le SMIC actuel  ? 
    • Comment assure-ton de meilleures conditions de travail pour les salariés de secteurs primaire et secondaire ?
    • Comment assure-t-on la bonne santé des travailleurs à partir de 45 ans, âge où nos capacités cognitives commencent à décliner ?
    • Qu’en est-il de l’équilibre loisirs-travail à long terme entre le début et la fin de carrière ?

    Avec la faible acceptabilité de cette réforme, le Conseil d’orientation des retraites (COR), structure gouvernementale, ajoute que la branche vieillesse de la Sécurité sociale n’est pas en danger mais devrait plutôt se stabiliser : "À plus long terme, de 2032 jusqu’à 2070, malgré le vieillissement progressif de la population française, la part des dépenses de retraite dans la richesse nationale serait stable ou en diminution" (6). Le COR émet aussi des incertitudes sur les projections qui pourront varier selon les contextes, ce qui peut dire que ce projet de loi ne sera pas si déterminant sur une baisse réelle des déficits dans les années qui viennent sans compter la survenance de crises imprévisibles qui viendraient bouleverser davantage l'activité économique (= plus de dépenses à prévoir).

    Une réforme des retraites inappropriée dans un contexte de crises multiples (bienvenue dans le monde illusoire de l'après-coronavirus)

    Reculer l’âge de départ de deux ans supplémentaires est un contresens pour deux principales raisons :

    1) quand les jeunes et les seniors peinent à s'intégrer dans un marché du travail très exigeant.

    Ils sont en situation de grande précarité que la crise du Covid-19 a aggravé. Avec un monde du travail exigeant sur les diplômes, les expériences et les compétences pour un premier emploi, et avec un manque de confiance des employeurs à les former et à les accompagner tout au long de leur carrière, comment voulons-nous que les jeunes du 21ème siècle acceptent de vivre avec une réforme qui les exigera de travailler davantage dans un monde changeant à la minute ?

    Quant aux seniors, ils sont mésestimés, rejetés car considérés comme des "charges". Au chômage à partir de 45 ans, expérimentés dans un ou plusieurs domaines, ils ne sont même plus considérés à leur juste valeur comme si, quelque part, ils n’avaient jamais compté pour un système économique qui s’est longtemps appuyé sur leurs compétences pour assurer une certaine croissance économique (= la période des Trente Glorieuses). Comment donc leur assurer une bonne fin de carrière avec des pensions qui soient à la hauteur d'une retraite méritée ?

    Par conséquent, nulle doute que la précarisation va toucher ces catégories si elles sont en situation de chômage ou lorsqu'elles seront obligées de s’arrêter pour des raisons de santé.

    2) quand les inégalités entre les classes aisées et populaires se creusent si l’on regarde la moyenne d’âge en bonne santé.

    Selon l’INSEE, l’espérance de vie qui s’est effectivement allongée entre 1980 et 2020 n'est qu'une affirmation en trompe-l'œil. Lorsque que l'on regarde les âges limites pour les carrières pénibles : 65,9 ans en 2020 pour les femmes, et 64,4 ans pour les hommes (7). Ce sont des âges qui correspondent à l’âge légal de départ prévu par la nouvelle réforme, et donc que les travailleurs précaires ne profiteraient de leur retraite que de quelques mois à un an en bonne santé…

    Ces chiffres peuvent alors expliquer aujourd'hui l'immense mécontentement d'une société ayant l'impression de travailler sans profiter de sa vie. Comme si on violait une part précieuse de ce qui nous appartient collectivement : le droit de disposer librement de sa vie.

    Le gouvernement ne dit pas non plus sur cette hausse trompeuse de l'espérance de vie que le niveau de vie en bonne santé est considérablement écarté de 13 ans entre les 5% les plus pauvres de la population par rapport au 5% les plus riches : en moyenne, les premiers vivent jusqu’à 71,7 ans et les seconds jusqu’à 84,4 ans, soit 8 ans de retraite en bonne santé après 64 ans contre 20 ans pour une personne plus aisée (8).

    Une réforme des retraites inappropriée dans un contexte de crises multiples (bienvenue dans le monde illusoire de l'après-coronavirus)

    Au-delà d'une telle réforme se confrontent deux conceptions fondamentalement différentes de la société

    Alors que les syndicats et les partis d’opposition avaient proposé des alternatives pour enrayer l'impopularité de cette réforme, aucune mesure n'a été prise au sérieux par le gouvernement. On peut citer celle de s'attaquer aux profits exponentiels dégagés par les grandes entreprises (= vision de Thomas Piketty et de Jacques Attali) ; celle de proposer la désindexation des pensions pour que les retraités contribuent davantage au système de retraites - et non plus seulement les travailleurs ; celle d’augmenter les salaires pour augmenter les cotisations sociales ; celle de rester à 62 ans mais en réhaussant d’une année la durée de cotisation ; ou encore celle d’arrêter les exonérations de charges faites aux entreprises.

    C'est un gâchis.

    *

    Alors oui, Emmanuel Macron a été élu avec un programme favorisant nettement une politique de l’offre en proposant même, durant sa campagne, la retraite à 65 ans ! Seulement, cet argument d'autorité suffit-il à légitimer une réforme avec une méthode jugée autoritaire ? Autrement dit, le fait de voter pour un candidat à une élection de grande importance est-il forcément une approbation à l’ensemble de son programme ? 

    Nous avons eu la crise des gilets jaunes qui aurait dû alerter les pouvoirs publics sur un creusement de déconnexion entre les élites [qui auraient tout compris] et le peuple [qui ne comprend toujours rien].

    Nous avons eu le coronavirus, comme expliqué dans les premiers paragraphes, qui aurait pu marquer un tournant des politiques.

    Nous avons eu la présidentielle de 2022 qui aurait pu être un moment privilégié où chaque candidat pouvait proposer ses idées mais, par un contexte international très dur et par le manque de volonté et de vision des mêmes candidats (plus accrochés à la notoriété), cela ne pouvait se faire.

    Après la crise sanitaire, la présidentielle, et aujourd'hui cette méthode de travail du pouvoir sur les retraites, nous sommes finalement restés aux mêmes points : 

    • des dirigeants qui sont resté dans un insupportable sentiment de toute puissance intellectuelle à travers une politique de l’offre qui ne répond pas réellement aux aspirations de la masse d'individualité. Sur ce point, le monde post-coronavirus est une désillusion totale de la promesse des "jours heureux" qui reviendraient ;
    • des représentants politiques n'ayant d’intérêt que pour des batailles internes de partis qui intéressent le néant ;
    • des élus de collectivités territoriales qui essayent tant bien que mal de défendre une vision parfois contraire de ce que pensent les dirigeants alors que ces élus subissent injustement les retombées de la colère sociale par des intimidations, des menaces et des violences sous toute forme ;
    • et surtout, une Nation qui ne se sent plus écoutée, exténuée par les crises successives qui favorisent le repli sur soi. Ce repli ne semble pas être mesuré par nos dirigeants, ce qui explique les taux d'abstention qui augmentent [et augmenteront] au fil du temps. La politique ne semble plus être la solution du quotidien. 

    *** 

    Sources :

    (1) La règle des 60% de dette publique "est un indicateur totalement dépassé", BFM Business, 14 avril 2021 : https://www.bfmtv.com/economie/la-regle-des-60-de-dette-publique-est-un-indicateur-totalement-depasse_AN-202104140133.html

    (2) Réforme des retraites : seuls 7% des actifs favorables à un report de l'âge légal, selon une étude de l'Institut Montaigne La Dépêche, 12 janvier 2023 https://www.ladepeche.fr/2023/01/12/reforme-des-retraites-seuls-7-des-actifs-favorables-a-un-report-de-lage-legal-selon-une-etude-de-linstitut-montaigne-10922186.php

    (3) Réforme des retraites : 72% des Français jugent le texte injuste, 2 sur 3 soutiennent les grévistes selon notre sondage, RTL, 18 janvier 2023 https://www.rtl.fr/actu/debats-societe/reforme-des-retraites-72-des-francais-jugent-le-texte-injuste-2-sur-3-soutiennent-les-grevistes-selon-notre-sondage-7900226515

    (4) Thomas Piketty : « Avec sa réforme des retraites, Emmanuel Macron va-t-il de nouveau se tromper d’époque en s’illustrant comme président des riches ? », Le Monde, 7 janvier 2023 : https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/01/07/thomas-piketty-il-est-temps-que-le-systeme-des-retraites-se-concentre-sur-les-petites-et-moyennes-pensions_6156947_3232.html#xtor=AL-32280270

    (5) Retraites: Jacques Attali aurait cherché les 13 milliards d'euros manquants "dans les impôts sur les plus riches", BFMTV, 13 mars 2023 https://www.dailymotion.com/video/x8j2j9t

    (6) « Retraites : le COR prévoit un déficit sur les 25 prochaines années », Actu-Juridique.fr, 19 septembre 2022 : https://www.actu-juridique.fr/breves/social/retraites-le-cor-prevoit-un-deficit-sur-les-25-prochaines-annees/

    (7) « Réforme des retraites : Mais au fait, quelle est l'espérance de vie en bonne santé des Français ? », L’Est républicain, 07 janvier 2023 https://www.estrepublicain.fr/social/2023/01/07/mais-au-fait-quelle-est-l-esperance-de-vie-en-bonne-sante-des-francais

    (8) Ibid. note 7

    « Samuel Paty : Revenir à la raison et à l'universel - 26/10/2020Nous devons prendre acte des bouleversements majeurs en Afrique de l'Ouest, signe d'un monde qui change - 20/08/2023 »
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