• Nous devons prendre acte des bouleversements majeurs en Afrique de l'Ouest, signe d'un monde qui change - 20/08/2023

    Nous devons entendre et prendre acte des bouleversements majeurs en Afrique de l'Ouest, signes d'un monde qui change

    Tel un effet domino, les coups d’Etat militaires non-démocratiques révèlent une forte volonté de certains peuples africains à reprendre leur destin en main, vers plus de patriotisme, plus de choix stratégiques à l'international, et surtout plus de transformation politique :

    • au Mali, à partir du 18 août 2020, contre le président Ibrahim Boubakar Keïta (élu en 2013 et décédé en janvier 2022 des suites d'une longue maladie). Les militaires - dont le colonel Assimi Goïta (au centre de la photo) est devenu chef de l'Etat par intérim - accusaient le pouvoir d'absence de résultat sécuritaire liée aux interventions militaires menées par la France (opérations Sahel puis Barkhane entre 2013 et 2022), et d'irrégularités électorales constatées en juin 2020 aux élections législatives. Aujourd'hui, le pays décide clairement de s'allier avec la Russie de Vladimir Poutine pour relancer des partenariats stratégiques en phase avec la vision politique de la nouvelle junte, sur les armes et les produits céréaliers par exemple.

     

    • en Guinée-Conakry, à partir du 5 septembre 2021, contre le président Alpha Condé où il s'agissait de lutter contre les dérives autoritaires de ce dernier élu en décembre 2010. Le colonel Mamadi Doumbouya (à gauche de la photo) est le président par intérim mais n'a pas vraiment pris position pour une alliance avec la Russie. Le coup d'Etat guinéen est plus lié à une dérive constitutionnelle d'un président qui voulait se présenter une 3ème fois (au lieu de 2) plutôt qu'à un net rejet de la France.

     

    • au Burkina Faso, à partir du 30 septembre 2022, contre le militaire Damiba - qui a lui-même renversé, en janvier 2022, le président Roch Marc Christian Kaboré. Le pays est désormais dirigé par une autre junte militaire dont le chef de l'Etat par intérim est le capitaine Ibrahim Traoré (à droite de la photo). Comme au Mali, ce dernier a accusé les dirigeants d'incapacité à gérer la menace sécuritaire terroriste en affichant immédiatement sa proximité avec le Mali tout en exposant farouchement sa convenance idéologique avec la vision nationaliste russe lors du 2ème sommet France - Russie, le 28 juillet dernier (1).

     

    • enfin, au Niger, à partir du 26 juillet 2023, contre le président Mohamed Bazoum, élu en 2021. La junte militaire au pouvoir dont le président par intérim se nomme (le général) Abdourahmane Tchiani dénonce comme au Mali ou au Burkina une dégradation de la situation sécuritaire ainsi qu'une mauvaise gouvernance économique et sociale. Malgré des motifs légitimes comme au Mali, en Guinée ou au Burkina, ce putsch est surtout lié à des rancœurs entre Bazoum et Tchiani quant à des changements de postes au sein de l’armée nigérienne, ce qui a mené à la séquestration du président élu. Cette méthode qui questionne les Nigériens eux-mêmes provoque de facto des sanctions économiques de l'Occident affaiblissant un peu plus l’un des pays les plus pauvres du monde : "55 % du budget de l'État nigérien, environ 5 milliards d'euros, proviennent de ressources extérieures" selon le ministère des Finances nigérien (2).

     

    Nous nous retrouvons donc dans un défi politique et humanitaire considérable avec un pouvoir nigérien fragile, menacé d'intervention militaire par la Communauté économique d'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), en plus des contextes malien et burkinabé qui complexifient le dialogue diplomatique.

    On verra que si cette intervention militaire était enclenchée contre le Niger, elle serait dangereuse et contreproductive pour toute la région sahélienne (et pas seulement pour le Niger), discréditant largement la CEDEAO dans sa conception idéologique à construire une Afrique unie et orientée vers l'avenir.

    *

    Le monde doit entendre les révoltes populaires en Afrique de l'Ouest, signes d'un monde qui change

    Nous pouvons aussi évoquer le Sénégal, depuis janvier 2021, où des manifestations (souvent meurtrières) sont organisées contre le président Macky Sall, accusé de dérives autoritaires en voulant modifier la constitution pour un 3ème mandat et en voulant taire de plus en plus la voix de ceux qui s'opposent à sa politique. Ousmane Sonko, ancien inspecteur des impôts et ancien candidat à la présidentielle de 2019, en est un exemple flagrant : il est en grève de la faim ; son état de santé s'est empiré (lien) ; ses droits civiques ont considérablement diminué (lien) ; ses avocats sont marginalisés à l'instar de Maitre Juan Branco, avocat français qui a dû être expulsé du Sénégal (ici et ) ; le pouvoir sénégalais ne réagit nullement, préférant parler de "corruption de la jeunesse" tout en dissolvant sans scrupule le parti, du jamais vu depuis 1960 (lien) ; et la communauté internationale n'a étonnamment pas fait de commentaire. Pourtant, le Sénégal - connu pour sa stabilité démocratique incomparable en Afrique - ne nous a pas habitué à ce qu'elle emprisonne des opposants politiques qui deviennent un symbole de toute une jeunesse voulant un changement radical de système politique.

    *

    Même si nous ne pouvons quantifier avec exactitude (par des sondages) l’approbation des populations à ces renversements, une certaine jeunesse plus connectée et plus exigeante que leurs anciens - accompagnée par la diaspora panafricaine partout dans le monde - dit que ces révoltes sont la seule alternative d’émancipation politique et sociale aux intérêts politiques, militaires et financiers qui durent depuis 1960 entre l’Afrique et l’Occident, particulièrement avec la France.

    Dans son Plan de soutien à l'intensification des efforts "pour accélérer la prospérité partagée et la paix durable dans la région" (3)l'Organisation des Nations unies a soulevé que le Sahel a des atouts considérables qu'il faudra davantage valoriser dans les années qui viennent où 64,5% de la population a moins de 25 ans ! Le rapport liste les puissants domaines d'intervention dans lesquels les Etats africains peuvent agir : les énergies renouvelables, l'action pour le climat, la coopération transfrontalière, l'économie inclusive et l'autonomisation des femmes et des jeunes. Et il cite les pays dotés d'un "énorme potentiel de croissance rapide" : Mali, Niger, Burkina Faso, Guinée et Sénégal + la Mauritanie, le Cameroun, le Tchad, le Nigéria et la Gambie.

    En sachant les domaines dans lesquels il faut travailler pour avoir une région du monde puissante, les Africains sortent dans les rues pour interpeller leurs dirigeants et la communauté internationale sur les risques d'une continuité des accords postcoloniaux devenant beaucoup moins en phase avec les nouvelles possibilités d'action politique proposées par les Nations Unies. C'est pourquoi, il y a un soutien clair d'une partie des populations pour leurs régimes militaires qui peuvent, eux, choisir d'autres stratégies politiques et militaires en rupture avec ce qui a été fait auparavant.

    Ce qui nous mène à une intellectualisation du « sentiment anti-français » et de l'« anti-impérialisme américain » : il s'agit de l'émergence d'une pensée panafricaniste qui veut se libérer des chaines de l'occidentalisation du monde. Désormais, les affaires intra-nationales et supranationales doivent être traitées sous le seul prisme africain et non que les solutions viennent d'un paternalisme occidental relatif au développement économique et à la démocratie. En clair, les leçons de morale et l'acculturation, c'est terminé.

    Sur le "sentiment anti-français", il faut être d'avis avec Ousmane Ndiaye, rédacteur en chef Afrique de TV5 Monde (voir la vidéo ci-dessous), qui questionne l'ambiguïté du mot « sentiment ». Il présuppose inconsciemment que les Africains seraient émotionnels, idiots et pas assez légitimes à revendiquer leur droit d'émancipation. Or, il s'agit de populations qui s'estiment trompées par les accords qui ne leur apportent que peu de perspectives solides dans la modernisation de l'Afrique de l'Ouest.

    Dans leur rapport sur "la thématique du discours anti-France", trois chercheurs de l'Institut Français des Relations Internationales (IFRI) notent les 3 critiques qui vont dans la droite ligne de ce que dit le journaliste :

    « Le Franc CFA, malgré les réformes, est considéré comme des outils de contrôle. (...) Les critiques politiques avancées mettent l’accent sur la « souveraineté monétaire confisquée », c’est-à-dire la dépendance de la politique monétaire des États africains à l’égard de Paris, en rappelant la dévaluation de 1994 qui a été perçue comme une rupture majeure de contrat après quarante-six ans de parité fixe avec le franc français en provoquant une importante baisse du pouvoir d’achat. »
    « L’aide publique au développement est perçue comme humiliante, soixante ans après les indépendances, mais aussi comme un soutien aux régimes plus qu’aux populations, et opaque car sous-tendue de contreparties. »
    « La présence de bases militaires françaises et, au-delà, l’interventionnisme militaire français sont eux aussi jugés comme un outil néocolonial problématique et désuet. » (4)

    Par conséquent, ces révoltes doivent nous encourager à prendre de la hauteur en évitant le jugement péremptoire. Elles ont surtout des raisons conjoncturelle et structurelles.

    I - Une raison conjoncturelle du rejet de la France : des interventions militaires successives, durables mais illisibles

    Après les vagues d'indépendance en 1960, l'Afrique a souvent été une affaire militaire pour la France.

    Cela a été voulu par les accords de défense et d'assistance territoriale signés avec la plupart des anciennes colonies (= les Accords d'Evian en 1962, marquant la fin de la guerre d'Algérie, en furent le point de départ). C'est ainsi que la France est intervenue plus de 80 fois dans le continent (5) quand c'était au moins 30 fois pour le Moyen-Orient. En comparaison aussi avec la Grande-Bretagne qui n'est intervenue qu'une seule fois en Sierra Leone,  en 2000, pour sauver des militaires pris au piège par des locaux terroristes après un coup d'Etat contre un allié du pouvoir britannique.

    Bien sûr, on ne peut nier des motifs justifiés sur la lutte contre l'invasion terroriste djihadiste au Sahel entre 2012 et 2014 ou sur le sauvetage d'un pays au proie d'une ingérence politique comme c'était le cas, en 1991, de l'Irak qui refusait d'évacuer le Koweït. Mais il y a aussi eu des motifs opaques comme la guerre au Rwanda, en 1994, pour aider un président de la communauté Hutu qui n'appréciait guère la communauté Tutsi ; il s'agit là d'un autre excès de supériorité de la France dans ses accords d'intervention, excès largement remis en question aussi bien en France qu'en Afrique.

    De plus, et c'est l'époque qui le voulait de manière légitime, ces accords ont été promulgués dans un contexte où la 5ème République faisait ses débuts sur les ruines du colonialisme et du nazisme. L'hexagone devait donc être en capacité de protéger des populations vulnérables en cas de nouvelles menaces de grande ampleur (ex : terrorisme et ingérence).

    Mais aujourd'hui, plus de 60 ans après le déclenchement de la guerre d'Algérie, bien des choses ont changé, et il n'y a toujours aucun débat sur l'actualisation de ces accords, alors même que les commissions parlementaires peuvent s'en saisir. Selon Niagalé Bagayoko, spécialiste de la géopolitique africaine :

    « cette opacité renvoie aux institutions de la cinquième République qui ne prévoient pas l'implication, notamment du Parlement, dans les décisions de déploiement à l'étranger, quel qu'il soit (...) peut-être va-t-on aller vers des définitions de cadre davantage contraintes par la perception qu'en auront les opinions publiques de différents pays » (6)

    Après 60 ans de relations diplomatiques, autant d'opérations extérieures, et beaucoup d'aides au développement, il est normal que les peuples d'Ouest-africain se posent des questions :

    -  pourquoi l'Afrique de l'Ouest, avec sa communauté économique de développement (CEDEAO), n'arrive toujours pas à réussir son entrée au 21ème siècle en matière de progrès scientifique ou de développement technologique contrairement aux pays asiatiques - cela dans un monde largement globalisé ne laissant aucune place aux nations économiquement défaillantes et gagnées par la corruption d'Etat ?

    -  quelle est l'utilité de certaines aides venant de l'étranger si elles sont accaparées par une élite territoriale (= préfets, fonctionnaires) au détriment du développement des villages pauvres ? pourquoi les villages d'Afrique souffre encore, au 21ème siècle, dans l'inconscient collectif, d'une image de zones arides et pauvres où sans cesse des associations humanitaires - pour certaines d'entre elles - viennent y faire du tourisme ?

    -  comment expliquer le décalage des élites avec le changement des mentalités sur les relations Françafricaines ?

    -  et surtout, quand auront lieu des "collaborations saines, transparentes, constructives" (Eldaa Koama, entrepreneuse burkinabé devant le président Emmanuel Macron, en octobre 2021) ?

    Le manque de volonté politique pour répondre ces questions et pour développer un Sahel puissant en ressources naturelles et financières sont des facteurs qui ont inévitablement permis les excès d'arrogance : le "discours de Dakar", prononcé par Nicolas Sarkozy, en 2007, en est une parfaite illustration.

    Et ces excès d'arrogance ont souvent pour conséquence le réveil du nationalisme qui se fait le porte-voix des populations qui ne veulent plus être prises pour des variables d'ajustement. Ayant compris que ces années d'opérations militaires ne leur étaient pas utile dans leur développement économique et social, les peuples finissent impitoyablement par renverser leurs représentants qui ne semblent pas mesurer l'ampleur du changement des mentalités, l'ampleur des ressources naturelles (saluées par les Nations unies), et l'ampleur des enjeux planétaires qui évoluent par le bais de la globalisation comme l'explosion du numérique, la transition climatique, le développement du secteur tertiaire, le progrès scientifique, la conception de zones à fort impact économique et social, etc.

    II - Les raisons structurelles du rejet de la France en Afrique de l'Ouest : partenariats douteux, politique migratoire catastrophique et sécurité insatisfaisante

    Premièrement, ce rejet tient à des relations étroites entre la France et les pays sous régime dynastique sur les intérêts relatifs à l'électricité, l'uranium, au cobalt (pour fabriquer nos smartphones), ou au pétrole. C'est le cas au Tchad avec les Déby et au Gabon avec les Bongo, où le pouvoir se transmet de père en fils. Ou alors passation de pouvoir entre amis politiques comme au Niger entre l'ancien président, Mahamadou Issoufou, et son ancien ministre de l'Intérieur, Mohamed Bazoum qui vient tout juste d'être renversé.

    Et ces collaborations sont un paradoxe pour les autorités françaises : comment peut-on tenir un discours sur les droits de l'Homme et la stabilité des démocraties dans le monde tout en collaborant avec des pouvoirs où l'intérêt général est mis au second plan ?

    Deuxièmement, cela tient à la problématique migratoire.  En novembre 2017, sur la vente d'esclaves en Libye (= des migrants d'Afrique de l'Ouest et de l'Est), nous étions atterrés par le manque d'humanité et par l'absence d'accord entre l'Afrique, le Moyen Orient et l'Union européenne sur la régulation des traversées en Méditerranée et sur la lutte contre le trafic d'êtres humains.

    Je disais dans un ancien blog que la responsabilité de ce qu'il se passe, toujours en 2023, en incombait aux élites africaines. Précisément, j'affirmais qu'il y a des facteurs qui accélèrent la fuite des cerveaux vers l'Europe et se traduisant de facto par une vague d'immigration illégale voire meurtrière : la réduction des libertés publiques, le règne sans partage des gouvernants en modifiant leur constitution, la corruption institutionnelle (= l'accaparement des richesses par quelques uns) ou encore l'absence de perspective économique pour les jeunes et les travailleurs précaires.

    Or, constatant l'absence d'ambition et de perspective dans leur pays d'origine, ceux qui veulent s'intégrer sur les territoires français et européen sont confrontés à un mur de règles restrictives qui existe depuis les années 80-90 (avec les lois Pasqua). Ces règles n'ont jamais été acceptées par une partie des Africains s'estimant lésés par les accords post-coloniaux qui prévoyaient pourtant de les protéger notamment sur l'octroi de visas pour les jeunes voulant étudier en Europe, tel un sentiment d'abandon. Aujourd'hui, c'est ce qui peut expliquer les renversements pour "punir" les dirigeants africains qui n'agissaient pas contre ces règles hier, et qui ne s'émeuvent pas aujourd'hui du nombre terrible de morts auquel nous assistons (impuissants) en Méditerranée (= plus 26.000 morts depuis 2014). 

    Comment peut-on encore s'étonner de la montée des nationalismes dans les deux côtés de la Méditerranée, quand aucun continent ne souhaite cheminer vers des accords solides de régulation des traversées et d'octroi facilité d'asile ?

    Enfin, troisièmement, il y a des suspicions d'entente entre les militaires français et les terroristes locaux, du moins les nationalistes panafricains et la jeunesse politisée sont convaincus d'un agenda caché entre les deux entités.

    En janvier 2013, il y a eu événement invraisemblable que même les autorités françaises ont été obligé de démentir mais sans pour autant rejeter le manque de vigilance.

    Les faits : au Mali, il y avait des incertitudes sur la libération de la ville de Kidal (7) où l'armée française combattait en partenariat avec les Touaregs, une communauté nomade pacifique qui habitait cette ville. Mais pour éviter une intrusion intempestive de l'opération à l'intérieur de la ville, les autorités françaises ont convenu d'un accord avec les Touaregs pour seulement rester aux frontières. Or ce que n'ont pas vu les forces françaises ce sont des rebelles Touaregs qui pactisaient avec les terroristes et, par conséquent, une neutralisation complète des groupes terroristes n'était pas aussi aboutie qu'imaginée...  Au moment même de fêter la libération de Kidal, les observateurs voyaient des inconnus déguisés en Touareg, ce qui a tout de suite semé le trouble, l'incompréhension voire une discorde entre les populations maliennes et l'armée française !

    Durablement, c'est ainsi que le "sentiment anti-français" est né, d'abord timidement sur Internet, mais décrédibilisant la France dans la suite de ses opérations qui ont pourtant duré jusqu'en septembre 2022 !

    Nous devons prendre acte des bouleversements majeurs en Afrique de l'Ouest, signe d'un monde qui change - 20/08/2023

    Quant à la haine de l'Amérique, elle est nettement moins prononcé que le discours anti-France. Elle vient plus d'une préférence pour Russie qui n'est pas connu pour être le "gendarme du monde" contrairement aux Etats-Unis, qui n'a jamais historiquement colonisé l'Afrique par rapport d'autres continents, et qui jouit d'une médiatisation nationaliste à travers la guerre en Ukraine.

    Un article du journal Le Monde relate que la vision nationaliste russe plait aux élites politiques, militaires et médiatiques (8)à l'instar de l'actuel Premier ministre malien par intérim, Choguel Kokalla Maïga, qui a fait ses études à Moscou .

    Cette admiration change considérablement la donne des coopérations internationales entre les dirigeants d'aujourd'hui propulsés au pouvoir pour leur attachement à un nationalisme féroce favorisant de nouvelles logiques politiques, et ceux d'hier plutôt attachés aux accords des années 60 favorisant un pouvoir de préservation d'intérêts.

    Boubacar Haidara, chercheur en sciences politiques et spécialiste du Mali, explique ce goût de la Russie pour des élites politiques, et non plus pour la jeunesse :

    « L'URSS a formé la nouvelle armée malienne après l'indépendance et elle a mis en place une école de fonctionnaires. Aujourd'hui, énormément d'agents et de militaires parlent russe () La junte bâillonne tout propos contradictoire. Il n'y a que les voix pro-Poutine que l'on entend. Ceux qui y sont opposés n'osent plus parler. »  (9)

    Alain Antil, chercheur et directeur du Centre Afrique subsaharienne de l'Institut français des relations internationales (IFRI), explique aussi, en citant comme exemple le modèle LGBT et la question du genre :

    « Un monde multipolaire [où les Occidentaux ne dirigent pas tout] est le combat commun des Russes et des panafricanistes (...) [La Russie] prône des valeurs sociales et familiales traditionnelles, en opposition avec les démocraties libérales perçues comme décadentes. » (9 bis)

    Le président russe, ayant compris qu'une partie de l'Afrique de l'Ouest ne veut plus d'Occident dans ses terres, cherche alors à gagner de l'influence avec de nouveaux partenariats sécuritaires (par le biais de la milice Wagner) et économiques (par le biais de l''exportations des céréales et d'armes). Outre les puissants domaines cités dans le rapport des Nations unies pour le développement du Sahel, les Russes sont devenus un atout-charme à cause de leurs expertises à moindre coût dans les infrastructures, la pétrochimie, la cybersécurité et l’industrie manufacturière, des spécialisations héritées de la bureaucratie soviétique de la guerre froide pour développer de nouvelles armes (10).

    Tout cela rassure un certain nombre d'Africains dans leur nouvelle conception des rapports internationaux. Mais au-delà de prendre de la hauteur, il est nécessaire de prendre du recul, cela pour quatre raisons :

    1)  avec la guerre russo-ukrainienne, la Russie n’est plus aussi puissante financièrement qu’elle ne l’était avant la guerre, et le sommet Russie - Afrique qui a eu lieu fin juillet 2023 peut s'apparenter à une formidable opération de communication des élites russes où toutes les promesses intenables sont permises. Outre la communication pour sauver les apparences d'une guerre calamiteuse pour Moscou, il y a la tentation de la propagande chez les Africains et chez les Russes ;

     

    2)  s'il veut éviter une déroute à l'occidental sur le long terme, la Russie devra s'adapter à d'autres cultures et modes de production (ex : production d'engrais et de céréales). Il ne faudra donc pas uniquement préserver l'image du "sauveur" des Africains - qui veulent trouver des alternatives à la France-Afrique - mais de véritablement construire des ponts entre "deux mondes" qui ne se ressemblent pas culturellement ;

     

    3)  à l'inverse, en décidant de s'isoler de la communauté internationale tout en gagnant de l'influence, les nouveaux dirigeants africains devront inévitablement accepter d'autres partenariats avec les alliés russes tels que la Chine ou l'Iran, des pays qui n'ont pas également un grand lien fraternel avec l'Afrique (et le monde) ; ne sont pas en phase avec les mentalités africaines, ni même en phase avec la modernité et le progressisme voulus par la jeunesse africaine. Ce serait malheureusement un dilemme voire un contre-sens que de conclure des accords avec des pays non-recommandables sur les droits de l'Homme et les libertés publiques, les bases même du combat panafricaniste ;

     

    4)  et en étant pro-Russes, il y a un risque de discrédit manifeste des mouvements anti-France : ainsi, le paternalisme militaire de la France peut vite être remplacé par un autre paternalisme, celui de la Russie. Un contre-sens de plus pour l'émancipation africaine...

    C'est un article de France 24 qui couronne le tout :

    « “Mis à part peut-être quelques partenaires privilégiés comme l’Égypte, l’Afrique du Sud ou le Nigeria, l’Afrique n’est clairement pas un marché prioritaire de la Russie” souligne Igor Delanoë, directeur adjoint de l'Observatoire franco-russe. “L’Afrique subsaharienne ne représente qu’un à deux milliards de dollars par an sur les 700 milliards du commerce extérieur russe.”  » (10 bis)

    Nous devons prendre acte des bouleversements majeurs en Afrique de l'Ouest, signe d'un monde qui change - 20/08/2023

    Pour revenir sur le dernier coup d’Etat au Niger, la France a immédiatement mis fin à ses actions d'aide au développement et d'appui budgétaire qui étaient à hauteur de 800 millions d'euros rien qu'en 2022 (11) ! Et cela arrive après la fin des opérations Barkhane en novembre 2022, ayant suivi les putschs malien, guinéen et burkinabé (entre août 2020 et septembre 2022). Par conséquent, les déconvenues que traversent les autorités françaises dans cette région du monde marquent sans aucun doute la fin de l'époque France-Afrique, et le début de ce qu'on appellerait, "quelque part, un second mouvement d'indépendance"  pour Djenabou Cissé, chargée de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique.

    Thierry Vircoulon, chercheur à l'Institut français des relations internationales (IFRI), en a eu une analyse pertinente sur France Inter. Selon lui, "on est sur la fin de l’aventure sahélienne de l’armée française", et il ajoute :

    « On observe une absence d'attachement à la démocratie. D’ailleurs on voit que les putschs qui ont eu lieu, (nous en sommes au quatrième coup d'état dans la région), il n’y a aucune forces politiques ou syndicales qui ne prend la défense des présidents (..) ils sont destitués facilement. C’est la preuve d’un manque d’ancrage politique très fort. » (12)

    C'est pourquoi, une intervention militaire de la CEDEAO serait une catastrophe pour la région, cela pour cinq raisons :

    1)  Elle ouvrirait une impasse politique et humanitaire sans précédent en plus de compliquer la situation économique bien fragile du Niger. On ne peut pas combler le vide politique par le recours aux armes même si c'est pour ramener de l'ordre. Au contraire, cela ne fera que  en plus d'un bain de sang inutile. L'Afrique a-t-il encore besoin de ça au 21ème siècle ? Auprès de l'ONU, le Burkina Faso et le Mali soutiennent leur voisin nigérien dénonçant "approche contre-productive" (13) ; les Etats-Unis se sont montrés prudent en plaidant davantage pour une solution diplomatique ; le Bénin et le Tchad veulent plutôt se posent en médiateur ; l'Algérie et le Togo, en s'opposant au putsch nigérien tout en s'opposant à une intervention militaire contre le putsch, sont en train de fermer leurs frontières.

     

    2)  Les groupes terroristes peuvent se réveiller créant une usine à gaz sécuritaire. Ils pourront, hélas, regagner de l'influence chez une partie des populations du Sahel (comme nous l'avons vu avec les Touaregs rebelles au Mali en 2013), et en se ralliant de manière tacite et opportuniste les Africains pro-Russes.

     

    3)  A travers tout ce que l'on a dit sur le manque de vision à long terme et le manque de courage politique à rompre avec la France-Afrique, la CEDEAO serait plus discréditée que jamais dans sa construction idéologique de développement africain, en étant encore accusée de seconder l'Occident dans une énième manœuvre politico-militaire. Le retour au pouvoir de Mohamed Bazoum ne ferait qu'accroitre les violences en plus d'un risque élevé de dérive autoritaire des pouvoirs africains qui refuseront tout changement de logiciel institutionnel. Pour Elie Tenenbaum, directeur du Centre des études de sécurité de l’IFRI :

    « Malgré les aspects éthiques et démocratiques légitimes, ce serait, de fait, une ingérence étrangère majeure dans un pays voisin, alors que la CEDEAO met au cœur de ses valeurs le respect de la souveraineté de ses Etats membres. » (14)

    4)  Cette énième guerre conduirait à de possibles vagues migratoires vers l'Europe, et donc peut-être à d'autres morts en Méditerranée. Les dirigeants par intérim, malien et burkinabé, ont malheureusement raison d'évoquer "l'effondrement de l'État [nigérien] et la déstabilisation du Sahel" en prenant l'exemple de la Lybie et les retombées désastreuses à partir de 2011.

     

    5) S'il n'y a pas de traitements adéquats pour soigner les symptômes (corruption, manque de perspectives, etc.), nous aurons une répétition des contestations plus violentes. Les dirigeants qui refuseront de regarder ce qui ne va pas au Sahel seront inéluctablement balayés. Toujours selon Tenenbaum, l'idéal, pour la CEDEAO, aurait été de représenter les revendications au sein de l'Union africaine. On ne parle pas, là, de manifestations lycéennes, de réunions complotistes, ou de mouvements anti-occidentaux, c'est bien plus profond : il s'agit d'un signal d'alarme de différentes problématiques qui minent les institutions africaines empêchant toute avancée. De surcroit, nous sommes dans une phase de transition nécessaire pour l'Afrique nous obligeant à changer de paradigme sur les relations que nous devons entretenir avec le continent.

    *

    Collectivement, il est de notre devoir d'entendre et de prendre acte de ce qu'il se passe en Afrique de l'Ouest : le cri du cœur de nations déterminées à changer de logique politique, à ne pas subir le système qui a été mal conçu pour elles.

    Ces nations ne souhaitent nullement être inutile dans l'avancée du monde tant les richesses matérielles et intellectuelles sont considérables mais, hélas, pas assez exploitées par le politique.

    Chaque continent, chaque région, chaque pays et chaque individu compte. Voilà ce qu'essaye de nous dire ces révoltes.

    *

    Sources :

    (1)  « La Russie a consenti d’énormes sacrifices pour libérer le monde du nazisme pendant la seconde guerre mondiale. Les peuples africains, nos grands-pères ont été déportés de force aussi pour aider l’Europe à se débarrasser du nazisme. Nous partageons la même histoire en ce sens que nous sommes les peuples oubliés du monde (...) Nous sommes ensemble parce qu’actuellement nous sommes là pour parler de l’avenir de nos peuples, de ce monde libre auquel nous aspirons, de ce monde sans ingérence dans nos affaires internes. »

    https://www.wakatsera.com/2e-sommet-russie-afrique-les-verites-du-capitaine-ibrahim-traore/

    (2) « Niger : quelles aides financières la France allouait-elle au pays avant le putsch ? », Le JDD, 03 août 2023 :

    https://www.lejdd.fr/international/niger-quelles-aides-financieres-la-france-allouait-elle-au-pays-avant-le-putsch-137561

    (3) « Le Sahel, une terre d'opportunité », Nation Unies - Afrique Renouveau :

    https://www.un.org/africarenewal/fr/sahel/le-sahel-une-terre-d%E2%80%99opportunit%C3%A9s

    (4) « Thématiques, acteurs et fonctions du discours anti-français en Afrique francophone », Thierry VIRCOULON Alain ANTIL François GIOVALUCCHI, Institut Français de relations internationales (IFRI), juin 2023 :

    https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/ifri_thematiques_acteurs_et_fonctions_du_discours_anti-francais_en_afrique_francophone.pdf

    (5) Liste des Opérations extérieures impliquant la France, Wikipédia :

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_op%C3%A9rations_militaires_impliquant_la_France#Liste_des_OPEX

    (6) « Entre la France et l'Afrique, les accords de défense, une opacité très préservée », TV5 Monde, 03 mai 2022 : 

    https://information.tv5monde.com/afrique/entre-la-france-et-lafrique-les-accords-de-defense-une-opacite-tres-preservee-386973

    (7) « Mali. L'alliance des Français avec les ex-rebelles du MNLA sème le trouble », France Info, 20 février 2013 :

    https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/mali/mali-l-alliance-des-francais-avec-les-ex-rebelles-du-mnla-seme-le-trouble_253671.html

    (8« Ces Africains sur qui Moscou s’appuie pour étendre son influence », Le Monde, 28 juillet 2023 :

    https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/07/28/ces-africains-sur-qui-moscou-s-appuie-pour-etendre-son-influence_6183724_3212.html

    (9) « Coup d'Etat au Niger : pourquoi la Russie séduit-elle tant dans les pays du Sahel ? », France Info, 03 août 2023 :

    https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/niger/coup-d-etat-au-niger-pourquoi-la-russie-seduit-elle-tant-dans-les-pays-du-sahel_5984267.html

    (10)  « Sommet Russie-Afrique  : des enjeux économiques en trompe-l’œil ?  », France 24, 25 juillet 2023 :

    https://www.france24.com/fr/afrique/20230725-sommet-russie-afrique-des-enjeux-%C3%A9conomiques-en-trompe-l-%C5%93il

    (11)  Voir note (2)

    (12) « Niger : les enjeux nationaux et internationaux du coup d'Etat », IFRI, 31 juillet 2023 :

    https://www.ifri.org/fr/espace-media/lifri-medias/niger-enjeux-nationaux-internationaux-coup-detat

    (13) « Niger: le Mali et le Burkina Faso renouvellent leur soutien aux putschistes  », RFI, 09 août 2023 :

    https://www.rfi.fr/fr/afrique/20230809-niger-mali-et-burkina-faso-renouvellent-leur-soutien-aux-putschistes

    (14) « Putsch au Niger : «Une opération de restauration du pouvoir par la Cédéao se heurterait à plusieurs obstacles»  », Libération, 4 aout 2023 : 

    https://www.liberation.fr/international/afrique/putsch-au-niger-une-operation-de-restauration-du-pouvoir-par-la-cedeao-se-heurterait-a-plusieurs-obstacles-20230804_SJ5GIFHULZHXLKLRKQHDHEMCJE/

    « Une étrange réforme dans un contexte nettement morose - 20/01/2023
    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Blogmarks Pin It

  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :